Tranche de vie
Elle est assise là, sur le fauteuil, devant mon bureau.
Elle pleure doucement. Son mari l’a quitté depuis 3 ans.
Après 27 ans de vie commune, comme ça, sans prévenir.
Il est parti refaire sa vie lui a-t-il dit. Avec une minette de 25 ans.
Elle, elle porte une petite cinquantaine bourgeoise et sportive. Le teint hâlé, le cheveu court.
Elle travaille, bien sûr.
Elle a « tenu le coup », « pris sur elle » pendant ces trois années. Mais maintenant, elle craque. Elle n’a pas pu surmonter ce chagrin d’amour tardif. Elle n’a pas réussi à reconstruire sa vie, à retrouver son sommeil et un compagnon. Donc elle consulte.
« Pourquoi ? », ne cesse-t-elle de demander ? Qu’avait-elle de plus que moi ?
Je n’en sais trop rien. C’est vrai qu’elle n’a pas l’air d’une mégère, elle est plutôt jolie, paraît assez vive d’esprit, en bref un parti tout à fait convenable.
Mes questions restent vagues, pour ce premier contact. Je ne lui demande pas pourquoi à 50 ans, elle en paraît 10 ou 15 de moins, et elle s’habille comme une adolescente. Ni pourquoi son portable sonne toutes les 30 secondes, elle qui se dit si seule et abandonnée...Tout cela viendra en son temps.
Ce fut un mariage heureux, 3 enfants, grands maintenant, un mari avec une bonne situation, des voyages…
Que cherche-t-elle ? Je ne suis pas un marieur (encore que, je me dis parfois que ça pourrait être une bonne reconversion..), je ne vais pas lui rendre son mari volage…
Elle veut s’entendre dire qu’elle est encore séduisante ? désirable ? Personne n’ose donc plus jamais dire cela à une femme ? Et même aller un peu plus loin que le dire ?
Ce n’est pas mon boulot (c’est que dans les films de Woody Allen que les thérapeutes passent à l’acte..)..
On va entendre dauber sur ce salaud. 27 ans ensembles. 3 gosses. Et il la jette parce qu’elle est un peu trop proche de la date limite de consommation. Et puis on va peut être apprendre qu’il voulait faire des trucs, « vivre plus librement sa sexualité », et qu’elle a freiné des 4 fers, pressentant une catastrophe, qu’elle n’a pas évité de toutes les façons. Ou alors que depuis 15 ans, il rentrait tard le soir, et même parfois le lendemain seulement, de ses réunions de travail..l’amour est aveugle.
Pas de deuil. Pas de « travail ». Juste un grand chagrin. La séparation n’est pas la mort. Elle le sait. Comment oublier quelqu’un qui a partagé votre lit pendant 27 ans et qui, trivialement, en baise une autre tous les soirs ? Il n’est pas dans le grand néant. Il baise. Elle l’imagine baiser. Elle le voit toutes les nuits. Qui parle de deuil ? Où est le mort ?
Le deuil de l’amour, le deuil du sentiment encore éprouvé, voilà par contre ce qui va nous occuper un moment. On peut pourrir le salaud, pour tuer ce qui reste d'amour, comme on tue le nerf d'une dent qui fait mal, pour se reconstruire "contre", ou gonfler l'ego de la miss, pour qu'elle en vienne à se dire que c'est la meilleure chose qui lui est arrivée dans la vie. Il faut que l'amour disparaisse. On ne peut aimer ceux qui nous font souffrir, c'est pas sain à moyen terme.
Tout cela relève-t-il du domaine de la pathologie individuelle ou sociale ? Souffre-t-elle de manque « réel », ou de la marginalité entraînée par sa solitude, perçue comme insupportable dans le milieu ou elle évolue ? Il est difficile de répondre, de trancher.
Elle souffre. Le monde la fait souffrir, les autres la font souffrir, il l’a faite souffrir.
Elle « est » aussi par cette souffrance, autre chose que simple objet jetable. Sujet souffrant, mais sujet quand même.
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